Dans ses yeux

Film argentin réalisé par Juan José Campanella, sorti au cinéma en 2009 et adapté du livre « La pregunta de sus ojos » d’Eduardo Sacheri, le film ne doit pas être confondu avec le « remake » américain du même nom.

Dans la version édulcorée de l’oncle Sam, l’histoire initiale a été complètement dénaturée et ponctionnée de son thème premier, alors soyez averti et évitez si possible.

Pour en revenir à « Dans ses yeux » l’original, ce gagnant de l’Oscar du meilleur film étranger est une œuvre à hauteur d’homme, un film sur la mémoire et notre responsabilité envers celle-ci. En mélangeant les genres avec finesse, film policier puis film d’amour, Campanella tisse une trame narrative riche et cohérente grâce à de nombreux retours en arrière.

Nous assistons d’abord aux réminiscences d’un agent à la retraite du ministère de la justice nommé Benjamin Esposito, un homme vieillissant en pleine crise existentielle.

Prisonnier de ses souvenirs, il est incapable de s’en affranchir pour vivre sereinement un présent incertain. Nous avons été immédiatement touchés par l’humanité du personnage, par sa peur silencieuse de vieillir et d’avoir vécu une vie sans véritable sens. Non pas qu’il fut malheureux. Lors d’une scène bien ciselée, il explique d’ailleurs, avec verve, s’être bien amusé durant toutes ces années.

Mais au-delà de ces plaisirs superficiels, aujourd’hui, que lui reste-t-il de tangible? Fort peu de choses à vrai dire, si ce n’est que des regrets et le sentiment diffus d’être passé à côté d’une grande histoire d’amour.

Dépouillé de son travail par la retraite, plus ou moins désirée, notre homme, faute de présent et sans réel futur, se replonge dans son passé pour revisiter une affaire criminelle qu’il a vaillamment tenté de résoudre: le viol et le meurtre en juin 1974 de Liliana Colotto, une jeune mariée au visage angélique qui n’a cessé de hanter ses souvenirs.

Nous disions donc film policier puis film d’amour, avec pour thème la mémoire. Le début de l’enquête d’Esposito concorde avec l’apparition d’une nouvelle supérieure hiérarchique, une femme.

 

Elle changera, on le présume, la dynamique du fonctionnaire à son travail, Esposito étant un idéaliste et un habitué des coups de gueule virils. Cette femme, Irene, dont il tombera amoureux, l’aidera d’une façon quasiment maternelle à résoudre son enquête malgré les nombreuses embûches et injustices parsemant sa route.

L’interprète d’Irene, Soledad Villamil (pour les amateurs de musique, l’actrice est aussi une grande chanteuse de tango) a un regard pétillant et une beauté classique avec sa chevelure ébène pour laquelle il est difficile de rester insensible. Son jeu tout en retenue est admirable.

Le film est loin d’être sirupeux ou mièvre. Non, en fait, comme son titre l’indique avec justesse, la majorité des émotions entre les deux protagonistes passent par l’expression de leurs regards respectifs.

Cette communication silencieuse est paradoxale, car verbalement, ils sont incapables d’exprimer leurs émotions. Esposito rêve à cette femme venant d’une classe sociale supérieure, même si cette élévation lui interdit, par le fait même, tout espoir d’une union future avec celle-ci.

Il s’identifiera rapidement à Pablo Sandoval, le mari, fou de chagrin, de Liliana. L’amour éperdu et tragique de celui-ci envers sa défunte femme deviendra pour le fonctionnaire une sorte d’archétype insaisissable. Cet amour romantique broyé par l’envie et la violence n’est pas sans lui rappeler sa propre histoire d’amour tout aussi idéalisée.

L’enquête ou la recherche du meurtrier est donc secondaire dans le film. Voilà sans doute pourquoi l’identité du meurtrier est rapidement connue du spectateur et qu’il n’y a pas de revirement de situation majeure pour soutenir l’intrigue.

Campanella, le réalisateur, cherche plutôt à démontrer avec force d’évocation, en utilisant l’enquête comme prétexte, cette nécessité à comprendre notre mémoire individuelle pour s’en affranchir.

Ce thème est toujours en filigrane dans l’histoire et s’illustre entre autres dans la tendresse des souvenirs d’Esposito envers son ami et adjoint, Pablo Sandoval, un alcoolique désabusé au grand cœur.

Guillermo Francella, l’interprète du personnage, lui insuffle d’ailleurs une grande dose d’humanité. Loin d’être pathétique, Sandoval, avec ses grands yeux tristes, nous renvoie plutôt à nos propres failles. Il est aussi l’unique ressort comique du film, ce qui allège nettement le ton.

L’histoire d’amour entre Esposito et Irene s’inscrit aussi dans ce thème de la mémoire et du souvenir. Le temps s’écoule comme du sable. Nos perceptions sur un même évènement changent. Il devient alors possible d’avoir un point de vue distancié et surtout apaisé sur celui-ci.

Irene, vieillissante, le réalise très bien. Tout en acceptant sereinement son passé, elle pousse Esposito vers un avenir encore à bâtir. La rédemption est donc possible, seulement si ce passé ne nous submerge pas complètement. Ricardo Morales, le mari de Liliana, sera malheureusement incapable de s’en affranchir. Sa vie s’est en quelque sorte arrêtée en même temps que celle de sa douce Liliana.

Finalement, nous réalisons que la petite histoire, celle d’Esposito, d’Irène et de Ricardo, rejoint, en quelque sorte, la grande, celle avec un grand H, celle de l’Argentine avec à sa tête la troisième femme de Perón, brièvement au pouvoir de 1974 à 1976, avec ces groupes paramilitaires.

Ces histoires s’entremêlent entre elles et se recoupent pour donner sa couleur particulière au présent et aux personnages principaux. Le spectateur finit par comprendre cette mécanique sociétale injuste et arbitraire que représentait l’Argentine de l’époque.

Elle va broyer peu à peu les espoirs d’amour et de justice d’Esposito. Le film se fait ici plus engagé, mais encore une fois, sans tomber dans l’excès ou le pamphlet politique. Là encore, le thème de la mémoire est omniprésent. Mais cette fois-ci, cette mémoire individuelle passe au collectif et s’ouvre à l’universel. Elle nous renvoie à notre propre responsabilité comme individu face à celle-ci, car il ne faut jamais oublier les nombreuses Liliana de ce monde.

Du critique caustique