Dans l’angle mort du rêve américain

 Charles Fraser-Guay

CINÉMA – Satire sociale,  représentative de notre époque et de ses dérives, « The Florida Project » illustre à quel point la magie de l’enfance peut être préservée malgré l’absence d’environnement propice à son développement.

Au cinéma, cette magie a rarement été dépeinte avec autant de justesse que dans cette œuvre. En fait, il faut remonter à 2012 avec « Les bêtes sauvages du sud » afin de retrouver un film avec une telle innocence et une telle candeur.

Tour de force indéniable, « The Florida Project » réussit à nous émouvoir, à nous faire réfléchir et à nous divertir simultanément, sans jamais être trop appuyé. Il est rare, pour un film abordant des thèmes de cette nature, de maintenir du début à la fin une légèreté qui sied si bien à l’enfance.  À dire vrai, ce long métrage est notre coup de cœur de la dernière année.

« The Florida Project » est réalisé par Sean Baker. Ce cinéaste fut remarqué en 2015 pour son film « Tangerine », tourné sur un iPhone. Il nous revient cette fois avec une composition singulière, aux couleurs chatoyantes, empreinte d’humanisme; une sorte de rayon de soleil malgré la noirceur de son sujet.

Sa réalisation est impeccable, sans aucune fausse note et surtout, dépouillée de toute fioriture. L’artifice est ici inutile afin d’illustrer le propos : l’histoire parle d’elle-même. D’ailleurs, cette histoire est simple, mais combien efficace.

Moonee est une jeune fille de 6 ans. Elle vit, avec sa mère, dans une chambre miteuse de l’hôtel « The Magic Castle », situé à l’ombre des parcs d’attractions de Disney. Dans cette promiscuité, elles vivent au jour le jour, sans se soucier du futur. Depuis longtemps abandonné par les touristes, « The Magic Castle » est devenu un refuge pour les déshérités du secteur, sorte de condensé de misère humaine. L’hôtel n’a plus rien de magique, sauf pour Moonee, qui en fait son repère.

Nous suivons avec amusement les déambulations de la jeune fille à travers cette flore disparate.  Accompagnée par ses deux fidèles acolytes du même âge, elle enchaînera les mauvais coups. Moonee prendra un malin plaisir à embêter Bobby, l’homme à tout faire de l’hôtel. Cet homme grincheux, mais amical veillera sur ces enfants laissés à eux-mêmes.

Bobby est à l’opposé de Halley, la mère de Moonee. Bien qu’aimante, elle est une adulescente, incapable de se conformer aux règles et d’offrir un cadre sécurisant à sa fille. Son  intérêt premier se résume à satisfaire ses besoins immédiats. Elle est en révolte contre la terre entière, sauf contre la source première de son aliénation.

Le réalisateur adopte, dès le départ, le point de vue de la jeune fille. Il s’interdit à porter tout jugement moral sur les actions de ses personnages. Ce choix est particulièrement visible, en ce qui concerne Halley. Loin d’en faire un personnage unidimensionnel ou caricatural, Baker réussit à la dépeindre dans toute sa complexité.  Il nous la montre humaine avec ses imperfections.

Le cinéaste conserve, sans jamais faiblir, un ton neutre, résolument naturaliste, sans aucun pathos ni même musique. Sauf au début et à la fin du film, la seule musique entendue par le spectateur sera le martèlement des hélicoptères transportant les riches touristes en direction des différents parcs d’attractions disneyens.

Ce son assourdissant renforce cette impression de décalage entre deux réalités diamétralement opposées. D’un côté, il y a les touristes perclus dans leur richesse, désireux d’avoir le moins de contacts possible avec les « indigènes » locaux.

Ces privilégiés possèdent un « Fast Pass» direct pour  le rêve américain, symbolisé par Disney. À l’opposé, il y a Halley et les siens, qui vivotent dans le mirage de ce rêve pourtant inaccessible.

Sean Baker renforce cet effet de cinéma-vérité en privilégiant un casting constitué de non-professionnel. Ce choix donne une authenticité supplémentaire à l’histoire, contrairement au médiocre « 15 h 17 pour Paris », sorti dernièrement au cinéma.

Bria Vinaite, l’interprète d’Halley, découverte par hasard sur Instagram, est tout simplement incroyable dans la peau de cette mère irresponsable, insupportable, mais fragile. Elle fait preuve d’un naturel poignant. En fait, il ne serait pas exagéré de dire qu’elle semble jouer son propre rôle.

Willem Dafoe (Platoon), l’unique figure connue du casting, tient ici le rôle de Bobby, la présence paternelle de Moonee. Dafoe s’intègre parfaitement bien à la distribution. Que dire aussi de Brooklynn Prince, qui joue le rôle de la petite Moonee? L’actrice a ce regard espiègle et cette candeur si souvent associée à l’enfance. Elle en devient, en quelque sorte, l’archétype.

En conclusion, à travers le regard candide de la jeune Moonee, le cinéaste donne la parole à une Amérique abandonnée à ses propres travers. Dans ce pays où l’opulence côtoie l’extrême pauvreté, tous n’ont pas les mêmes chances.

Moonee et Halley en feront la douloureuse expérience. Confrontées à leurs errements, elles devront en assumer les conséquences. Du mirage d’une vie inaccessible, basée sur la surconsommation, elles seront avalées par un système qui les avait jusqu’à maintenant rejetées.

Mère et fille seront alors définitivement refoulées, comme bien d’autres, dans l’angle mort du rêve américain…