L’autocréation de Pablo Neruda

Comme perle rare du mois, nous vous présentons aujourd’hui le film Neruda, disponible depuis peu en DVD. Pablo Larrain, le réalisateur de cette œuvre inclassable, démontre encore une fois l’étendue de son talent. Après, Santiago 73, No et El Club, il pose son regard acéré sur le passé récent du Chili, un regard critique, non complaisant, mais en même temps empreint de tendresse. Rarement, dans la dernière décennie, un réalisateur a démontré de par ses choix artistiques , un engagement aussi profond et sincère envers son pays. Larrain ne se contente pas de déconstruire le mythe de ce personnage inclassable. Non, il le réinvente. Comme le réalisateur l’a lui-même avoué en entrevue, son Neruda fantasque surchargé d’images aux colorations multiples est un jeu d’illusion destiné à mystifier le spectateur. Un film sur la création plutôt que sur le créateur.

Pablo Neruda, il faut le dire, est plus grand que nature. Penseur, diplomate, poète, hédoniste égocentrique à la verve grandiloquente, il est l’une des quatre grandes figures littéraires du Chili. Né en 1904 à Parral et décédé à Santiago en 1973 à l’avènement du sinistre Pinochet, Pablo Neruda a été capable de trouver les mots justes pour traduire le désir d’émancipation d’une Amérique latine jeune et révoltée, encore sous le joug du lointain voisin américain. Mondialement connu à une certaine époque, récipiendaire du Nobel de la littérature en 1971, sénateur renégat puis fugitif fondateur de sa propre légende, l’homme est devenu une véritable figure romanesque à la stature quasiment mythologique.

Contrairement à la majorité des biographies, artistiquement dénuées d’intérêt, le film ne cherche pas à idéaliser son sujet ni même à se faire le porte-étendard d’une pseudo vérité, nécessairement biaisée. Pablo Larrain se drape plutôt dans la mythologie de cet homme aux mille facettes pour créer une œuvre totalement affranchie du cadre habituel, un film que n’aurait pas renié le poète lui-même. Le réalisateur nous plonge directement, sans malheureux préambule peu édifiant sur la jeunesse de l’homme, à une période charnière de sa vie. En effet, le sénateur et poète sera condamné, en 1949, de manière arbitraire à l’emprisonnement par le président Gabriel González Videla. Neruda, un communiste notoire habitué au luxe et aux femmes, n’aura d’autres choix de se dissimuler pour préserver sa liberté. Nous le suivons donc dans ses pérégrinations à moitié réelles, à moitié fictives, à travers son pays natal, dans un jeu de cache-cache soutenu entre lui et les forces de l’ordre.

Dans le rôle du poète fugitif, l’incroyable acteur Luis Gnecco s’efface complètement au profit de son personnage. Il se transmute en Neruda sous nos yeux. Pourtant, l’homme qu’il représente à l’écran est loin d’être sympathique. Les spectateurs découvrent avec un certain malaise la dichotomie entre la figure publique et les agissements de l’individu dans son intimité. Le poète devient sous nos yeux le pantin désincarné d’une gauche caviar, davantage préoccupé par son confort que par le sort des travailleurs. Un homme à l’égo démesuré, dont les multiples imprudences rendront la vie impossible à son entourage.

Larrain semble vouloir déboulonner la légende de Neruda. Pourtant, c’est un leurre. Le réalisateur le présente grossièrement à travers le regard forcément biaisé du policier chargé de le retrouver. Ce policier, et ce n’est pas anodin, est le narrateur de l’histoire. Par conséquent, chacune des actions du personnage doit être perçue et analysée à travers ce prisme. Le Neruda débauché et débonnaire (bien que tout cela soit totalement anecdotique par rapport à la poésie de l’homme) demeure une représentation fictive et tronquée du narrateur. Ce policier, Oscar Peluchonneau, figure tragi-comique du film, personnage de fiction, interprétée par Gaël Garcia-Bernal, est l’antithèse de l’auteur de par son inculture et son conformisme.

Il n’existe dans cette histoire que de manière périphérique. Cet homme n’est qu’une caricature, l’archétype du policier ignare qu’imagine sans doute Neruda pendant son exil intérieur. La façon dont Bernal exagère ses mimiques l’illustre très clairement. De plus, l’omniprésence de la musique tend à amplifier cette impression de décalage onirique quasiment Fellinien. Nous finissons par comprendre que les deux personnages sont reliés entre eux.

Peluchonneau cherche son père et ce père n’est nul autre que Neruda lui-même. Nous assistons donc à un jeu de miroir intelligent et déroutant. L’un et l’autre se complètent dans leurs excès, dans une nécessité du devoir (devoir d’écriture, devoir relié à son rôle) et se font ici les dignes représentants de la prose de l’auteur. Neruda, le vrai, ne cherchait-il pas de par sa poésie épique à illuminer les cœurs même les plus durs?

Comme vous l’aurez constaté, le film n’est pas tant une biographie sur l’artiste Pablo Neruda qu’une ode empreinte de lyrisme et parfois surréaliste dédiée à l’imagination débordante de l’homme. Le spectateur découvrira ou redécouvrira, subjugué, la grande poésie de l’auteur de Canto General. Il se laissera transporter par cette œuvre inclassable, aux qualités innombrables. Pour conclure cette critique tout sauf caustique, pourquoi ne pas laisser le mot de la fin à Neruda lui-même :« La beauté, laissons-là danser avec les courtisans les plus inacceptables, entre le plein jour et la nuit; ne la contraignons pas à avaler comme un médicament la pilule de vérité. (Et le réel? Il nous le faut, sans aucun doute, mais que ce soit pour nous faire frémir…..) » (extrait de L’amour en rime de Pablo Neruda)

Du critique caustique