Pour fuir la tristesse terrestre : «Le premier homme» de Damien Chazelle

Charles Fraser-Guay

CINÉMA – Œuvre biographique austère et sobre sur la vie de Neil Armstrong, « Le premier homme », du réalisateur Damien Chazelle, redonne ses lettres de noblesse au cinéma dans sa forme la plus traditionnelle, car quoi qu’en pense le géant Netflix, l’immersion du spectateur est bien plus grande sur grand écran.

Cette œuvre déstabilisante en est d’ailleurs la preuve patente. Dans le dernier tiers du film, les images de la lune et de l’espace sur écran Imax sont à couper le souffle et ajoutent même une certaine poésie à l’exercice. Elles nous rappellent, à certains égards, le « Gravity » de Cuaron.

Cette expérience de son et d’images, totalement singulière par son parti pris  anti-spectaculaire, nous plonge dans une période pas si lointaine où l’être humain tendait la main à l’infiniment grand. Loin de tout patriotisme exacerbé, d’ode à la grandeur de la nation américaine, comme nous aurions pu nous y attendre, le film est, finalement, à l’image même de son protagoniste principal, soit peu accessible, mais totalement assumé.

Chazelle offre au spectateur une œuvre viscérale, claustrophobique, d’un très grand réalisme. Souvent filmé à travers la ligne d’horizon, l’espace dans son infiniment grand semble vouloir absorber le spectateur. Ce silence oppressant et total n’est finalement que le prolongement de celui d’Armstrong.

Le réalisateur déstabilise en s’éloignant radicalement des éléments ayant fait sa renommée initiale. Il délaisse une caméra en mouvement constant pour braquer celle-ci sur son personnage principal. Chazelle  privilégie un rythme lent et quasiment hypnotique. Angoissant à l’extrême, chaque bruissement de boulons devient une source de stress pour le spectateur, qui a l’impression de se retrouver, bien malgré lui, dans l’habitacle confiné du vaisseau.

Méritoire dans sa forme, « Le premier homme » s’apparente donc à « L’étoffe des héros », de Philip Kaufman, dans son traitement de l’exploration spatiale.  Le film ne glorifie pas les astronautes, mais il parvient à traduire de manière très nette l’aspect chevaleresque et incertain de leur quête.

Chazelle délaisse le biopic classique qui ratisse toujours trop large. Il choisit de centrer son histoire sur une brève période de huit ans correspondant à celle des programmes Mercury, Gemini et Apollo, soit de 1961 à 1969. Le cinéaste s’affaire à décortiquer les motivations profondes du plus célèbre de ces astronautes et parvient à saisir l’essence de cet homme tourmenté.

Sa réalisation épurée est à l’image de Neil Armstrong, et on le comprend dès la première scène. L’astronaute est un homme renfermé sur lui-même, incapable d’extérioriser ses émotions, robotisé dans ses interactions.  Brisé par le décès prématuré de sa fille, sa participation au programme spatial est une fuite, la lune, son échappatoire.

Cette blessure latente refait périodiquement surface de manière imprévue dans sa vie et le contraint à fuir sa famille. À cet égard, son obstination à vouloir participer à cette odyssée spatiale témoigne peut-être d’un désir inconscient de retrouver contact avec son monde intérieur et sa sensibilité perdue, deux éléments symboliquement associés à la lune.

Ryan Gosling, un acteur habitué à ce genre de rôle, parvient à traduire la détresse de cet homme, mais aussi l’engagement sans équivoque de celui-ci pour la cause spatiale. L’essentiel de son jeu se situe dans ses regards.

Dans le rôle de la femme d’Armstrong, Claire Foy offre une performance lumineuse, d’une grande authenticité. Le spectateur ressent l’impuissance de celle-ci. Elle qui tente de retenir son mari, dont l’esprit s’éloigne graduellement de la terre et des siens. Comme personnage secondaire, Jason Clarke trouve un rôle à sa mesure. Son Ed White est éminemment sympathique.

En conclusion, « Le premier homme » est un film qui vous paraîtra hermétique dans sa forme et austère, au premier abord, mais il se révélera progressivement à vous comme une œuvre singulière aussi lumineuse et claire que l’astre lunaire, car comme l’écrit Goethe dans son poème « Nuit de lune » :

« De tes clartés tu remplis
Vallon, bois et plaine,
Et mon âme, au sein des nuits,
Redevient sereine.
Astre pur dans mon tourment,
Ta flamme adoucie,
Me semble un regard aimant.
Penché sur ma vie. »